A l’occasion de cette journée du 8 Mars, je me rends compte que je ne sais pas écrire mon métier. J’ai fait un double diplôme d’ingénieur-architecte. Architecte, c’est pratique, qu’on soit homme ou femme, ça s’écrit pareil, ça se prononce pareil. D’où la tentation de parler de femme architecte pour accentuer l’exceptionnalité de la chose. Cela n’avait d’ailleurs pas plu à Dorte Mandrup, architecte danoise qui avait répliqué « I am not a female architect, I am an architect »1. Mais ingénieur, c’est plus complexe. Écrit-on une ingénieure, une ingénieur ou un ingénieur même si c’est une femme ?
Le Larousse prévoit l’utilisation avec un e2. Le Robert ne règle pas la question en proposant au féminin les 2 orthographes3. Le CNRTL quant à lui, écrit « Ingénieur n’a pas de féminin. Une femme ingénieur. (Dict XXe) »4. Je serais donc une femme ingénieur – femme architecte ?
En 1999, le gouvernement Jospin avait publié « Le guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grade et fonction »5. Dès la 2e page, le mot ingénieure apparait à 4 reprises dans la liste des membres du comité d’études. Après quelques rappels historiques de l’utilisation des versions féminines dans l’histoire, le guide énonce plusieurs recommandations. La 1ère est d’utiliser un déterminant féminin dans tous les cas. Puis les recommandations varient selon la terminaison des mots. Dans notre cas, nous sommes dans la catégorie en « eur » mais pas « teur » qui n’a pas de verbe associé. Les deux options subsistent : soit nous faisons comme les belges et nous utilisons la version épicène, soit nous faisons comme les québécois et les suisses et nous ajoutons un e final. Remarquez au passage le terrible aveux de retard de la France qui prend les autres pays francophones en modèle. 20 ans plus tard, c’est à dire le 28 Février 2019, l’Académie Française finit par approuver la féminisation des noms de métiers dans un rapport 6 rédigé par une commission paritaire à 4 mains soit le tiers des femmes de l’institution. Ainsi, l’Académie Française après avoir donné l’exemple d’apposition femme ingénieur, développe sur son site en bas de page un petit bandeau « Féminisation des noms de métiers » : « La féminisation des noms de métiers et de fonctions se développant dans l’usage, comme l’a constaté le rapport de l’Académie française rendu public le 1er mars 2019, il est à noter que les formes féminines ingénieur ou, moins bien, ingénieure se rencontrent également. » 7 Moins bien ?
La question finalement se résume à la suivante : est-il nécessaire de féminiser les noms de métiers ? Qu’est-ce que cela va-t-il changer ? En effet, on voit mal comment cela va diminuer les violences contre les femmes. Mais la lutte pour l’égalité des droits ne se limite pas aux violences physiques, elle a surtout pour objectif l’égalité des droits et des chances dans tous les domaines. Ne pas reconnaître l’importance de la féminisation des métiers et des grades, c’est sous-estimer l’importance du langage et de l’écriture dans la définition de la société. Il semble logique de faire évoluer la langue car c’est avec elle qu’on écrit l’Histoire et comment écrire un futur égalitaire avec une écriture excluant les femmes de certains métiers ? Depuis 10 ans, le pourcentage d’étudiantes en école d’ingénieur stagne autour de 26%8. La féminisation des métiers ne va pas régler le problème mais cela nous fera avancer dans la bonne direction. Et les changements de ce type mettent beaucoup de temps à s’imposer. On l’a vu, il a fallu 20 ans à l’Académie Française pour accepter la féminisation des noms de métiers et ce pas en avant a très rapidement été suivi d’un pas en arrière : aujourd’hui en 2021, une proposition de loi vise à interdire l’usage de l’écriture inclusive par quiconque bénéficiant d’une subvention publique9. Il serait inutile de modifier la langue pour la rendre plus inclusive mais il y a des créneaux dans l’agenda de l’Assemblée Nationale en pleine pandémie et crise économique pour examiner une loi visant à l’interdire ? Je m’interroge plutôt sur la résistance que l’on rencontre face à des changements si minimes. La question deviendrait plutôt : est-ce si difficile d’ajouter un « e » en fin de mot pour montrer que le métier peut être exercé par une femme ?
En conclusion, je pense qu’il faut prendre l’Académie Française pour ce qu’elle est, à savoir une institution dont le rôle est d’officialiser les changements de la langue déjà répandus dans l’usage. Ingénieure est déjà là. Elle est « moins bien » selon eux, elle est meilleure selon moi. Je suis donc ingénieure – architecte, mais cela n’engage que moi.
1. Mandrup D. (25/05/2017). « I am not a female architect, I am an architect ». Dezeen, https://www.dezeen.com/2017/05/25/dorte-mandrup-opinion-column-gender-women-architecture-female-architect/
2. Larousse. (s.d.). Ingénieur. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 06/03/2021 sur https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ing%C3%A9nieur/43051
3. Le petit robert. (s.d.). Ingénieur. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 06/03/2021 sur https://dictionnaire.lerobert.com/definition/ingenieur
4. CNRTL. (s.d.). Ingénieur. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 06/03/2021 sur https://www.cnrtl.fr/definition/ing%C3%A9nieur
5. Becquer A.-M., Cholewka N., Coutier M., Mathieu M.-J. (1999). Le guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grade et fonction.
Disponible au téléchargement sur https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-administrative/Le-guide-d-aide-a-la-feminisation-des-noms-de-metiers-titres-grades-et-fonctions-1999
6. De Broglie G., Edwards M., Sallenave D., Bona D. (2019) La Féminisation des noms de métiers et de fonctions
Disponible en ligne sur http://www.academie-francaise.fr/sites/academie-francaise.fr/files/rapport_feminisation_noms_de_metier_et_de_fonction.pdf
7. Dictionnaire de l’Académie Française, 9e édition. (s.d.). Ingénieur. Dans Dictionnaire en ligne. Consulté le 06/03/2021 sur https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9I1257-B
8. Pommiers E. (19/01/21). « Les filles, toujours minoritaires dans les écoles d’ingénieurs ». Le Monde, https://www.lemonde.fr/campus/article/2021/01/19/les-filles-toujours-minoritaires-dans-les-ecoles-d-ingenieurs_6066754_4401467.html
9. Proposition de loi nº 3273 visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une subvention publique
Consultable en ligne sur https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b3273_proposition-loi#