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Living City, Archigram, 1963
Source: vagueterrain.net
Les technologies numériques impactent de plus en plus notre vie quotidienne, et notamment nos pratiques de l’espace urbain. Les smartphones et autres devices nous permettent aujourd’hui d’ajouter une couche de données sur un espace physique, le plus souvent public. Ce grenier d’informations constitue une nouvelle base pour les analyses urbaines, mais il paraît trop souvent déconnecté de la réalité physique.
La notion de ville sensible donne une place primordiale à l’interface entre ces deux mondes. Cet article propose de revenir sur cette notion, depuis les premières théories initiées dans les années 1960 jusqu’aux processus de conception contemporains.
Archigram, les débuts de la ville sensible
Qu’entendons-nous par la notion de ville sensible ? Comment définir ce terme ? A l’heure où les technologies numériques peuvent lui donner un sens, il est important de revenir sur le groupe d’avant-garde Archigram, qui en 1963 nous donne déjà une première définition de ce concept.
Dans la revue Living Arts (1963), Peter Cook adopte une posture particulière et suggère que l’architecture peut ne plus avoir un rôle vital dans l’expérience urbaine. Cette année-là, le groupe explore ce concept dans leur exposition Living City. Le point de départ est clair : l’expérience de la rue est plutôt influencée par les forces ambiantes et immatérielles que par l’espace physique. Non satisfaits de voir l’architecture de la ville comme une collection de monuments formels et statiques, Archigram appelle une architecture urbaine capable d’envisager l’indéterminé, l’éphémère et le fouillis de la vie urbaine. Les flux de voitures et de personnes prennent une place parfois plus importante que les délimitations bâties de l’espace.
Nous pouvons voir dans ces premières réflexions une nouvelle posture de la part des architectes. Il est en effet intéressant pour quelqu’un qui agit sur la forme de la ville de considérer que la dimension physique n’est pas primordiale. C’est bien ici que nous pouvons voir l’émergence de la notion de « ville sensible », i.e. un espace urbain non pas défini par une forme physique, mais plutôt engendré par des pratiques immatérielles ressenties.
La ville sensible 2.0, les technologies numériques au premier plan
Archigram avait lancé dans les années 1960 une nouvelle manière d’aborder l’architecture, et il paraît évident que leur propos sont étonnamment d’actualité. La principale différence que nous pouvons trouver dans le contexte actuel est pourtant simple. L’émergence des nouvelles technologies a fortement changé nos pratiques. En effet, elles nous permettent d’alimenter constamment, avec d’innombrables informations, la sphère virtuelle (réseaux sociaux, commentaires, etc.). Nous faisons face en ce début du XXIème siècle à une nouvelle force immatérielle, cette fois-ci de moins en moins définie par ce qui est visible. Les flux qui constituaient le cœur de la réflexion d’Archigram sont aujourd’hui une réalité physique. Il est en effet facile de déterminer une intensité de trafic, qu’il soit automobile ou piéton. Les notions agrégées dans la sphère virtuelle sont au contraire extrêmement difficiles à percevoir. Comment voulez-vous connaître en temps réel les contenus placés sur la toile en rapport direct avec le lieu que vous fréquentez ? L’œil humain n’est plus suffisant…
Le nouvel enjeu est alors de réussir à mesurer ce que nous pourrions appeler le pouls de la ville. Les évangélistes de l’informatique ubiquitaire annoncent un futur proche dans lequel les infrastructures seront capables de sentir et de répondre aux activités de la ville. Il est évident que les problématiques environnementales poussent l’architecture à aller dans cette direction. En effet, nombreux sont les bâtiments qui intègrent peu à peu des capteurs destinés à sentir les conditions météorologiques. L’ouvrage évolue alors en fonction des différentes situations rencontrées. Le projet lancé par Philips, Sustainable Habitat 2020, en est sans doute le plus représentatif.
Mais considérer que la sensation de la ville ne se limite qu’aux conditions météorologiques est assez réducteur. Nous parlions précédemment des différents contenus mis sur le web, des contenus qui donnent une nouvelle image de l’espace urbain. La ville sensible, c’est avant tout ressentir les mouvements, les données, mais aussi réussir à les retranscrire aux citoyens. Nous faisons ici face à un des principaux enjeux de la ville hybride. Cette connexion entre espace physique et virtuel met en avant l’importance de l’interface. La réflexion doit se porter sur la notion d’interaction entre ces deux sphères. Ce sont actuellement les technologies numériques qui nous permettent de faire le lien entre les deux mondes, que ce soit par le biais de smartphones, et bientôt de lunettes utilisant la réalité augmentée. C’est donc l’individu qui devient le support de cette interface, et nous pouvons imaginer que l’espace urbain et l’architecture pourront peu à peu jouer un rôle dans la rencontre du virtuel et du physique.
Composer avec l’espace sensible
Si nous nous intéressons plus en détail au projet architectural, je reprendrai alors la définition que Hugh Dutton Associés donne dans ce billet : l’espace sensible comme transposition au projet de l’espace hybride dont nous parlions précédemment.
L’architecture issue de l’espace sensible a-t-elle une forme particulière ? Si nous jetons un regard sur la ville que nous connaissons actuellement, les signes d’une quelconque vie numérique sont rares, voire inexistants. En effet, les bornes Wifi ne suffisent pas à définir un nouveau modèle urbain, encore moins si nous le comparons aux grands travaux viaires qui ont façonnés, et façonnent toujours, la ville. Les tentatives existent pourtant, et tirent profit des outils numériques. Nous pouvons évidemment voir dans les théories des diagrammes la volonté de retranscrire ces forces invisibles dans le projet architectural. Déterminer la forme d’un ouvrage à partir de contraintes, ou plutôt de paramètres, donne à l’architecture ce rôle d’interface. En effet, nous pouvons imaginer un processus de conception dans lequel les éléments constitutifs du diagramme s’appuient sur les données disponibles sur internet : tweets, géolocalisation, etc. Ce que nous définissions comme force invisible devient la base, et le projet prend le rôle d’interface entre les espaces virtuels et réels. C’est en effet par le projet que se crée la dimension physique de l’immatériel, une dimension permise par une conception particulière dont l’outil numérique est la base.
Je vous invite d’ailleurs à visiter l’exposition « Diagramme(s) » qui s’intéresse à cet outil de conception, et dans laquelle vous pourrez voir certains travaux de Hugh Dutton Associés.
Références
Mark Shepard, Sentient City : Ubiquitous Computing, Architecture, and the Future of Urban Space, The MIT Press, 18février 2011